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  • Jean Aubin

Extrême-centre, poison pour la démocratie

Dernière mise à jour : 2 avr.

Je ne me souviens pas de la première fois où j’ai lu ou entendu l’expression "extrême-centre". J’ai dû d’abord en sourire : une trouvaille d’humoriste… ou au moins un oxymore (quoi de moins extrême que le centre ?) Pourtant, à la réflexion, l’expression me parait une bonne manière de qualifier une certaine conception de l’action politique.


Depuis quatre décennies, la "pensée unique" a progressivement envahi le domaine de l’économie et de la politique. Unicité de la pensée résumée par la formule de Margaret Thatcher : "There is no alternative !". L’idéologie néolibérale s’est approprié la raison et la vérité, faisant de sa vision de l’économie une science exacte. Tout ce qui ne colle pas avec cette vision devient alors déraisonnable et ne mérite pas plus d’être discuté sur le fond que la rotondité de la terre. Il n’y a pas d’alternative. Le rôle des politiques se résume alors à appliquer la seule voie possible.

Un tel programme doit mettre d’accord les gens raisonnables, modérés, à l’intérieur de ce qu’Alain Minc a dénommé le "cercle de la raison". Certes, ce cercle a un certain diamètre. Centre droit, centre gauche, on peut apporter des nuances ; on peut débattre à la marge, on peut discuter sur les détails. Mais s’écarter de ces nuances, c’est vite sortir du cercle pour entrer dans les zones dangereuses des extrémistes et radicaux de tous bords. Si l’on osait, on se laisserait aller à la nostalgie du suffrage censitaire, lorsqu’une élite éclairée et responsable pouvait gérer au mieux les affaires du pays, sans avoir à trop s’inquiéter des excès d’une populace ignorante…

Ah ! le cercle de la raison ! les modérés ! A les entendre, eux seuls sont capables d’organiser une société harmonieuse, pour le bien de tous. Et pourtant, où en serait le monde si ces gens biens élevés avaient été les seuls à le construire ? Remontons seulement deux siècles : il en a fallu, des rêveurs, des utopistes, des extrémistes, des radicaux, des populistes (avec plein de guillemets), pour faire avancer les idées et la réalité. Limiter puis interdire le travail des enfants. Limiter la journée de travail: douze heures, huit heures ; et la semaine: congé du dimanche, puis du samedi, quarante heures, trente-cinq heures. Suffrage universel. Instruction laïque, gratuite, obligatoire. Congés payés. Impôt sur le revenu, et progressif en plus ! Retraite, sécurité sociale, allocation familiales, redistribution, état-providence… Que de folies, selon les élites modérées et raisonnables de l'époque, selon les notables pondérés! Car bien avant qu’on ne leur colle cette étiquette de "cercle de la raison" ceux qui étaient qualifiés de "modérés" étaient en réalité les conservateurs ; les réalistes employaient leurs forces à s’opposer aux avancées politiques et sociales. Et depuis quatre décennies que la pensée unique tente de justifier tous les reculs sociaux, les raisonnables s’activent à faire de l’humain un rouage au service de l’économie : Il n’y a pas d’alternative.


En 2017, Emmanuel Macron se présente comme celui qui va rénover la vie politique, sortir des idéologies dépassées : "Ni droite, ni gauche". Son monde nouveau, c’est le règne de la raison, du bon sens, du pragmatisme, de l’efficacité, pour le plus grand bien du pays. Un condensé du cercle de la raison. Il n’est pas le premier en politique à déclarer que les notions de droite et de gauche sont dépassées. Seulement, avec lui, le diamètre du cercle se rétrécit singulièrement, jusqu'à se confondre à celui de son propre esprit ; avec lui, l’effacement des clivages se traduit par la négation du débat.

Je vois de multiples raisons à ce comportement. D’abord les conditions de son accession au pouvoir. Alors qu’en 2016 il préparait un simple tour de chauffe dans l’objectif 2022, un incroyable concours de circonstances permet son élection surprise : le forfait de Hollande, la déconfiture inattendue de Fillon, un second tour face à Marine Le Pen, ce qui en fait presque une formalité. Pour lui qui n’a jamais connu que le succès, une réussite aussi magistrale signe un destin. Jupiter est né. N’ayant pas eu à gravir un à un les échelons d’un parti politique, il n’a guère été confronté à la nécessité du compromis. Ajoutons à cela l’absence d’un véritable parti indépendant pour établir le contact avec le pays réel, il a tout ce qu’il faut pour s’enfermer dans un splendide isolement. Imposer sa vision, sa vérité. Ignorer les intermédiaires qui pourraient lui apporter un éclairage plus nuancé et lui éviter de se couper du pays. Exercer, plus solitaire encore qu’aucun de ses prédécesseurs, le rôle de monarque élu que lui accorde la constitution. Les ministres sont des exécutants, des techniciens, chargés de mettre en œuvre une action qui ne se discute pas (il n’y a pas d’...). Ignorant les corps intermédiaires, on paie des cabinets de conseils… Rien dans cette politique élitiste et technocratique n’est vraiment nouveau, mais Macron, en raison de son tempérament et des circonstances rappelées ci-dessus, porte la tendance à son paroxysme. On voit le résultat dans la manière de mener en cavalier seul la réforme des retraites. Mépris pour la démocratie d’opinion, celle des sondages, puis celle des manifestations et des grèves, qui certes est à considérer avec une certaine distance, mais signe néanmoins un message d’alerte que le pouvoir en place ne peut ignorer durablement sans risques. Mépris pour la démocratie sociale, celle des syndicats; se mettre à dos Laurent Berger, il faut tout de même le faire ! Mépris pour la démocratie légale. Le respect du parlement n’est certes pas le point fort de la cinquième république, mais avec comme jamais les recours aux limites de la constitution (44.3, 47.1, 49.3…), afin de couper court au débat et au vote, on s’est encore éloigné d’une démocratie vivante.

Quelles est la raison d’un tel entêtement ? Une question d’égo, s’imposer comme celui qui a tenu ferme contre tous, à l’image de Margaret Thatcher broyant les syndicats britanniques ? La conviction de devoir par cette réforme symbolique apporter aux "marchés" la poigne d’un homme capable de restaurer la rigueur budgétaire, après le "quoi qu’il en coûte", et donner ainsi à ces fameux marchés l’envie de continuer à financer la dette ? La question est désormais plus large, car la démocratie française est en jeu. Macron ne l’a certes pas trouvée au mieux de la forme, épuisée par les déséquilibres de la constitution, mais en forçant encore sur l’élitisme prétendument raisonnable, sur la technocratie censée transcender les opinions, il instaure une sorte de despotisme éclairé en CDD, où le débat est remplacé par l’arrogance : "J’ai raison, et je vais vous expliquer pourquoi vous avez tort". En arrière-plan se profile le souhait trouble d’une démocratie sans le peuple.


C'est une caractéristique de tous les extrémismes de prétendre avoir raison sans nuance et sans possibilité de remise en question. La doctrine communiste s’appuyait sur le socialisme scientifique. Il fallait être cinglé pour refuser de reconnaitre la marche glorieuse de l’Union Soviétique vers la société idéale. C’est pourquoi les opposants, à défaut d’être rééduqués au goulag, devaient être soignés en hôpital psychiatrique. Et le peuple avait besoin d’être éclairé par une "avant-garde", le parti, lui-même guidé par un génie, un Staline, un Mao, un Ceausescu. On n’en est pas là en France, et les dérives de la démocratie qu’on y observe n’en font pas une dictature ; les violences policières dénoncées au moment de la crise de Gilets Jaunes et qui réapparaissent en force (manifestations contre le 49.3 sur les retraites, ou contre les méga-bassines) n’en font pas un état policier. L’extrémisme de ce centre n’en est pas moins présent dans l’intolérance, dans le refus d’accorder la moindre attention aux positions adverses. S’il n’y a pas d’alternative, si le chef a toujours raison, le débat est inutile, la négociation et le compromis sont impensables. Que reste-t-il alors de la démocratie?


Au moment de l’élection présidentielle de 2017, j’ai pensé que le président élu allait ouvrir un boulevard pour l’extrême-droite. Face aux idées simplistes de l’extrême-droite, il incarne une autre idéologie, reposant elle aussi sur quelques idées simples. Pour imposer cette idéologie, un caractère exceptionnel. Solitude arrogante de Monsieur-je-sais-tout, fascination pour les battants et les gagneurs, ignorance du reste de la population, dévotion aux forces de l’argent, tout ce mépris peut faire ressortir le pire.


"Quand un être humain croit être une fois pour toute raisonnable, avisé, parce qu’il est convaincu de posséder la vérité, parce que qu’il croit être détenteur d’une sagesse absolue, vraie, inébranlable, applicable en toute occasion, il peut créer son propre malheur, sa propre tragédie, tout simplement parce qu’il confond ses idées, sa conception de ce qui est juste, avec la réalité. Il ne prend pas de distance, et la réalité lui tombe dessus."

Ces mots, je les ai entendus ce 25 mars sur France-Inter, non pas dans un commentaire politique à propos de la réforme des retraites, mais dans l’émission Quand les dieux rôdaient sur la terre, consacrée ce jour-là à Antigone. Ils parlaient non d’Emmanuel Macron, mais de Créon. Les dérives du pouvoir solitaire, l’entêtement qui conduit à la catastrophe, cela ne date pas d’aujourd'hui... Et c’est inquiétant : le roi de Thèbes a beau prétendre avoir les meilleures intentions pour sa ville, c’est à sa destruction que conduit finalement son entêtement solitaire.



Remarques.

  • Ces réflexions sont toutes personnelles. Le concept d’extrême-centre défini en 2005 par l’historien Pierre Serna, est beaucoup plus large, et s’appuie sur une lecture historique au long cours, Pour me faire pardonner d’avoir accaparé son expression, en la réduisant sérieusement, je conseille cet entretien .

  • Après l'élection présidentielle, j'avais écrit à M. Macron (voir ici cette lettre). J'ai reçu quelques jours plus tard une réponse de son chef de cabinet, réponse qui me laisse songeur... En voici quelques phrases:

"Monsieur Emmanuel MACRON [...] sait que nombre de nos compatriotes n’ont pas voté pour ses idées mais pour faire barrage à celles de l’extrême-droite, ou ont exprimé, par leur abstention, leur refus de choisir. Il sait également que ce vote l’oblige pour les années à venir et que les désaccords qui se sont exprimés nécessitent une réponse exigeante et efficace.

À cet égard, vous pouvez être certain que le Président de la République est pleinement conscient des enjeux auxquels il devra faire face durant ce nouveau quinquennat, et que le défi démocratique auquel il souhaite répondre avec un engagement de tous les instants, ne pourra se faire qu’aux côtés de toutes les Françaises et de tous les Français."

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