- Jean Aubin
Le Père Noël et l’avion propre
— Il était une fois… Non, excusez-moi, les enfants. Je recommence. Il sera une fois… la voiture propre… et même l’avion propre !!!
— Oooohhh !
— Ouiiiii ! on va remplacer les vilaines voitures, qui sentent mauvais, qui polluent l’air et qui abiment le climat, par des voitures é-lec-triques avec des batteries au lithium. Et même des voitures à hydrogène !!!
— Et le litiome, et le lidrojaime, c'est bien ? ça pousse dans les arbres ?
— Euh, non. Ça pousse pas dans les arbres. Le lithium, c'est comme du sel, on le ramasse dans des mines. Et l’hydrogène, on le fabrique.
— On le fabrique avec quoi, le lidrojaime ?
— Ben, pour le moment, on le fabrique avec du gaz et du pétrole. Mais sûrement que demain, on le fabriquera avec des éoliennes et des panneaux solaires.
— Il en faudra beaucoup, de zéoliennes ? Pasque mon papa, y les aime pas. Y dit que c’est pas beau.
— Ben oui, il en faudra tout de même un petit peu. Pour fabriquer proprement l’électricité qui aujourd'hui est fabriqué salement. Pour fabriquer aussi l’hydrogène qui servira à faire le béton, et l’acier, et plein de choses qui aujourd'hui sont faits avec du charbon. Et le charbon, c’est sale, vous savez ça les enfants ?
— Oui, c’est sale. C'est tout noir.
— Tu as raison, c’est tout noir, et surtout, ça abime le climat. C’est pour ça qu’on va remplacer le charbon, et le gaz, et le pétrole, par de l’hydrogène tout propre, pour faire rouler toutes les voitures et faire voler les avions. Parce que les avions aujourd'hui, c’est très sale, à cause du carburant, le kérosène.
— Oui, ma maman, elle veut plus aller en vacances en avion.
— Elle a raison. Mais demain, elle pourra, et toi aussi. Parce que les avions voleront avec du carburant tout propre. Du ké-ro-sène-vert.
— Super ! Je veux aller au Pôle nord voir les ours blancs…
— Et moi au Pôle sud, voir les pingouins…
— Voilà… Eh bien, vous pourrez.
— Ben oui, mais le … le truc vert, là, on le fait avec quoi ?
— En fait, le kérosène vert, ça n’existe pas encore. Mais un jour, on en fera, avec des déchets. Par exemple, avec de l’huile qui a servi à faire des frites.
— Ouais !!!! On va manger des frites tous les jours !
— Oui, et même à tous les repas, si tu veux aller au pôle sud... Mais il y aura sûrement plein d’autres déchets, pour faire le kérosène vert. Et puis il y aura aussi l’électricité des éoliennes.
— Mon papa, y…
— Tu l’as déjà dit. Mais si tu veux un avion propre pour voir les pingouins (ou plutôt des manchots, d’ailleurs) il faut bien quelques éoliennes, tout de même.
— Mmouais...
— Et tout ça, c'est pour bientôt ?
— Pas tout à fait. Mais c'est prévu. Aujourd'hui, vous êtes des enfants, dans quelques années, vous irez au collège, puis au lycée. C'est peut-être à ce moment qu’il y aura le grand effondrement. Mais après, vous serez des papas et des mamans, et ensuite des papys et des mamies. Alors, si tout se passe bien, il y aura peut-être les voitures propres, et les avions propres. Tout sera propre, même la saleté. On aura plein d’énergie toute propre, autant qu’on en voudra. On ne pourra pas avoir trop d’éoliennes, puisque ton papa n’aime pas ça. Mais on aura des EPR, on aura des surgénérateurs, on aura la fusion nucléaire. Vous vous rendez compte, comme la vie sera belle !
— …
— Alors, on pourra aller où qu'on veut ? Comme mon papy et ma mamie aujourd'hui ?
— Bien sûr !
— Oui, mais… Avant, tu as parlé du téfondreman. C’est quoi, le téfondreman ?
— Le grand effondrement, c'est quand la Terre n’en peut plus. Quand on l’a tellement abimée qu’elle n’a plus rien à nous donner. Alors, rien ne fonctionne plus. Il n’y a plus à manger pour tout le monde, plus de quoi se chauffer en hiver, plus de quoi se déplacer, les magasins ont vides, les hôpitaux n’ont plus de médicaments, les gens se battent entre eux, il y a la guerre… Des trucs comme ça…
— …
— Mais, euh… Ça va arriver, ça ?
— Noooon, pas forcément. Ça dépend de nous. Ça dépend si on est raisonnable dans nos envies, ou si on rêve toujours de choses impossibles.
— …
— Oui, mais… le lidrojaime, là, et tous les trucs que t’as dit, c’est pas des rêves impossibles, ça ?
— …
— Ben, finalement, moi, ch’ais pas si j’ai envie d’aller voir les pingouins…

J’espère ne pas avoir abusé du second degré dans cette historiette, et n’avoir pas introduit de confusion sur le sens de mes convictions. Non, je ne suis pas ce grand-père qui promet monts et merveilles technologiques à ses petits-enfants médusés. Je ne crois pas un instant à la promesse fallacieuse de l’avion propre qui s’annonce au moment où Airbus signe un contrat pour 500 avions. L’avion propre, dernier avatar en date de la technologie-Père Noël, après ou avec tant d’autres annonces du salut (surgénérateur, fusion nucléaire, moteur à eau, piégeage du gaz carbonique, "bio"carburants, "bio"gaz, révolution de l’hydrogène…)
Bien sûr, la technologie a son rôle à jouer pour nous aider à passer le cap des bouleversements qui nous attendent. De là à croire qu’elle nous dispensera d’une réflexion sur nos vrais besoins et sur la nécessité de sobriété, qu’elle repoussera indéfiniment les limites de la planète afin de nous offrir toujours plus de folies, il y a un pas énorme que je me refuse à franchir. Comme le reconnait dans un éclair de lucidité le grand-père de l’histoire, c’est le refus de regarder la réalité en face qui empêche de prendre les décisions qui s’imposent. Ce n’est certes pas par un choix suicidaire clair et délibéré que nous nous enfermons dans une trajectoire d’effondrement ; c'est par déni, un déni nourri de ces rêves de solutions technologiques qui nous épargneraient les remises en cause nécessaires.
Bon, mais j’arrête de faire mon moralisateur. D’ailleurs, ami lecteur, vous pouvez être d’un avis différent sur l’ampleur de ces solutions technologiques. Pour revenir à cette histoire d’avion propre, laissez-moi alors vous proposer ci-dessous un article qui remet les pendules à l’heure, en montrant les limites du "kérosène vert". La production de ce "carburant aérien durable" (ou Saf, "sustainable aviation fuel") utilise en effet deux types de ressources qui ne peuvent qu’entrer en concurrence avec d’autres usages : l’électricité, et les déchets (végétaux ou animaux).
L’électricité, au niveau mondial, est aujourd'hui très majoritairement produit à partir de charbon et de gaz. Pour être "vert", il doit être libéré de sa dépendance aux fossiles, et produit de manière décarbonée. Un objectif dont la réalisation n’est pas évidente. D’autant plus qu’un autre objectif s’affiche également, celui de satisfaire une masse grandissante de besoins : alimenter les pompes à chaleur pour le chauffage et la climatisation, faire rouler les voitures, permettre la fabrication de l’acier "vert" et du ciment "vert", directement ou après passage par l’hydrogène (avec un rendement de l’ordre de 25%)… et, nous y revoilà, participer à la production de Saf… Tout cela en un claquement de doigts ?
Les déchets… Certes, il n’y a pas que l’huile de friture usagée. Mais tous les déchets organiques, ainsi que les cultures dédiées, sont déjà courtisés pour la production de biogaz et autres agrocarburants. Sans compter que ces déchets ont aussi une fonction irremplaçable pour la production d’humus nécessaire au maintien de la fertilité des sols (je soulève ce point vital dans l’article Méthanisation et fertilité des sols). Enfin, leur volume reste limité : ce qui sera utilisé par les avions ne sera pas disponible pour d’autres usages.
Bref, on s’emballe une fois de plus pour une de ces prétendues solutions qui ne résistent pas à deux minutes de réflexion… C’est pourquoi, imaginer demain dix milliards de passagers dans les avions, pour des vacances propres... euh…
A lire : Les avions verts seront un gouffre à électricité
(Ouest-France - 27 juin 2023), par André Thomas