- Jean Aubin
Lucas Chancel: richesse et climat

Voici un interview de Lucas Chancel (Ouest-France, 17 septembre 2022).
Lucas Chancel, économiste, étudie le lien entre inégalités de richesse et émissions de CO2.
Il est l’auteur, entre autres, de Insoutenables inégalités. Pour une justice sociale et environnementale, 2021 (Les petits matins)
(C’est moi qui ai mis en gras certains passages)
Lucas Chancel : « Aux plus riches de payer plus pour le climat »
Chaque humain a émis environ 6 tonnes de CO2 en 2021. Mais quelles sont les disparités qui, selon vos calculs, se cachent derrière cette moyenne ?
Il y a d’une part, d’énormes écarts entre régions du monde : 1,5 tonne par habitant et par an en Afrique subsaharienne, mais 20 tonnes en Amérique du Nord et 9 à 10 tonnes en Europe. Ces disparités sont anciennes. L’Europe et l’Amérique du Nord, moins de 10 % de la population mondiale, ont émis presque la moitié des gaz à effet de serre envoyés dans l’atmosphère depuis 1850 et le début de la révolution industrielle.
Vous montrez aussi que les écarts sont très liés aux inégalités de richesse individuelle.
Aux États-Unis, la moyenne est de 20 tonnes de CO2 par habitant et par an. L’équivalent de douze vols aller-retour Paris-New York en classe éco. Mais la moitié la plus modeste de la population est à 10 t, tandis que les 10 % les plus riches sont à 70 t.
Et en France ?
La moyenne est de 9 tonnes par habitant. Mais alors que la moitié la plus modeste est autour de 5 t, les 10 % les plus aisés émettent 20 à 25 t.
Il y a aussi les très riches, ces 10 % des citoyens du monde qui, d’après vos calculs, en détiennent 76 % de la richesse.
Oui, et j’attire l’attention sur le fait que près d’un tiers des Français se retrouve dans le groupe des 10 % les plus aisés de la planète. Si on regarde plus haut, les 1 % ou 0,1 % les plus aisés au niveau mondial émettent plusieurs centaines, voire milliers de tonnes par personne. Ceci, d’une part du fait de leur mode de consommation. Prenons un cas extrême : un jet privé peut émettre, par passager, en quelques minutes, autant de CO2 qu’une voiture de Français moyen en un an.
Mais cela n’explique pas tout.
Non, et il est très important de prendre également en compte les émissions du patrimoine. Ce qui est notre approche. Car lorsqu’on dispose de revenus élevés, on en épargne une grande partie, notamment en actions. Et on décide d’investir et de posséder des parts d’entreprises qui contribuent aux pollutions. C’est ainsi qu’on a pu calculer que le 1 % de la population mondiale la plus émettrice émet 16,8 % du CO2 global.
Les actionnaires d’entreprises ont donc une lourde responsabilité climatique ?
Oui, car ce sont eux qui, par leurs choix d’investissement, vont déterminer l’intensité carbone des processus de production. Il semble donc légitime de prendre en compte ce patrimoine économique aussi. Et de ne pas se focaliser sur l’empreinte carbone, relativement modeste, de ceux qui, étant payés au Smic, dépensent peu et émettent relativement peu, même s’ils consomment effectivement du pétrole et du gaz pour rouler en voiture et se chauffer. Face au discours qu’on a entendu lors du mouvement des Gilets jaunes sur les classes populaires «pas écolo» parce qu’elles roulent au diesel, il faut remettre en place les ordres de grandeur sur les responsabilités de chacun et notamment, celle des actionnaires.
Vous faites un lien entre capitalisme et réchauffement climatique ?
Il est clair que le système capitaliste s’est développé autour de l’exploitation des ressources fossiles, parfois de manière très violente dans les pays du Sud. Depuis trente ans, alors qu’on connaissait le problème climatique, les marchés n’ont pas su prendre en compte le mur climatique vers lequel on fonce, en se croyant au-dessus des contraintes physiques. Les cours de la Bourse semblent totalement déconnectés des conclusions des rapports du GIEC.
C’est un échec de l’économie de marché ?
Selon un grand économiste du climat, Nicholas Stern, «le changement climatique est la plus grande défaillance de marché de l’Histoire». Mais d’autres formes d’organisation économique, comme le socialisme, n’ont pas fait vraiment mieux du point de vue de la nature. Aujourd’hui, l’enjeu est de réintégrer le marché dans un ensemble de contraintes physiques. On doit y travailler d’arrache-pied dans les trente prochaines années, repenser nos processus de production et de consommation, développer un nouveau modèle économique plus sobre en énergie et plus juste. C’est à la fois un défi et une opportunité considérables.
Les plus modestes étant responsables de peu d’émissions de CO2, cela signifie-t-il qu’ils peuvent être dispensés d’efforts ?
En 2050, on doit tous être à zéro tonne... Qu’on soit à 5 ou à 100 tonnes aujourd’hui, on devra tous changer nos modes de transport, de consommation, d’alimentation et, pour ceux qui le peuvent, d’investissement. Personne n’aura de dérogation. Pour autant, on n’a pas tous les mêmes efforts à faire ! Une partie de la population part d’un niveau déjà relativement bas et d’autres sont bien plus hauts.
Restreindre drastiquement les 10 % les plus riches dans le monde, qui sont aussi les actionnaires des entreprises qui procurent des emplois, ne risque-t-il pas de provoquer une récession ?
La transition écologique, c’est de la création d’emplois, y compris hautement qualifiés, et dans nos territoires. Toutes les études montrent que la transformation de l’outil productif induira plus de créations que de destructions dans nos régions : pour concevoir, développer, réparer, les technologies de la transition, pour accompagner les ménages et les entreprises à faire encore plus d’économies d’énergie...
Comment réussir cette transformation ?
En France, on met environ 30 milliards par an dans la transition énergétique. Les experts estiment qu’il faudrait le double pour financer les nouveaux réseaux de transport, la rénovation énergétique des bâtiments et développer les énergies renouvelables. C’est conséquent mais à notre portée.
Mais où trouver ces milliards ?
Une partie de la note sera financée par le pétrole que nous n’aurons plus à acheter. Mais il faut aussi que ceux qui contribuent le plus au problème contribuent davantage à payer la note. Aux plus riches de payer plus pour le climat. Les plus gros pollueurs devront payer. Cela suppose un outil fiscal qui prendrait davantage aux 5 à 10 % de la population aisée, qui pollue le plus. Il ne s’agit aucunement de pénaliser ces groupes, simplement de comprendre qu’ils se portent très bien depuis une trentaine d’années et qu’ils ont plus de moyens que les classes populaires et les classes moyennes.
Si l’on vous suit bien, tant le projet de taxe carbone, qui concernait tous les automobilistes, que la «flat tax» qui a réduit l’imposition des plus hauts revenus, et la transformation de l’ISF ont été de mauvaises décisions du président Macron?
C’est exactement l’inverse de ce qui semble juste et pragmatique. Avec le projet de taxe carbone, les ménages modestes roulant au diesel en zone rurale étaient fortement touchés sans être aidés, alors que les riches urbains ne ressentaient, eux, presque rien. Sur l’ISF, on nous expose cette vision doctrinaire qui nous dit que moins il y aura d’impôts, mieux se portera l’économie. Les études indiquent que ce n’est pas vrai. France Stratégie, qui dépend du gouvernement, a montré que ni la baisse de l’imposition des plus hauts revenus qui a découlé de la flat tax ni celle de l’ISF n’ont débouché sur un surcroît d’investissement.
Faut-il alourdir les prélèvements obligatoires en France, les deuxièmes les plus élevés au sein de l’OCDE, alors que les allègements d’impôts sur les entreprises semblent stimuler l’emploi ?
D’une part, les études sont bien plus nuancées sur ce prétendu lien. D’autre part, la question est le rééquilibrage de la charge, en allégeant ce qui pèse sur les ménages les plus modestes et en augmentant ce qui pèse sur les plus riches. Et il faut, enfin, prendre en compte les nouveaux besoins en financement de la dépendance, de l’enseignement public, de la santé, etc. L’enjeu n’est pas de taxer pour taxer, mais de financer des nouveaux besoins. On ne peut pas demander davantage aux classes moyennes et populaires. Les plus aisés doivent assumer leur part de l’effort en étant taxés davantage. On a besoin de cet argent pour éviter le mur écologique.
Des centaines de millions d’humains, qui vivent sans électricité ou dans la pauvreté, aspirent à une meilleure qualité de vie. Comment la leur apporter sans aggraver le réchauffement ?
Effectivement, on a déjà émis 2 500 milliards de tonnes de CO2 depuis 1850. Selon les scénarios, il ne nous reste qu’entre 300 et 1000 milliards de tonnes à émettre avant 2050, sauf à risquer un basculement complet du climat. Notre rythme actuel est de 50 milliards de tonnes émis par an. On aura épuisé le budget carbone d’ici à quelques années ou décennies. Il faut donc utiliser au mieux les tonnes qu’il nous reste.
Comment ?
En les sanctuarisant pour les allouer en priorité à la part la plus pauvre de l’humanité et à la construction des routes, des infrastructures, dont elle a besoin. Cela en fait encore moins pour nous, Européens, Américains. Mais on pourrait considérer, au vu de ce que nous avons déjà émis, que nous ne devrions plus rien émettre du tout dès à présent. Désormais, chaque tonne compte.
Propos recueillis par André THOMAS.