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  • Jean Aubin

Néolibéralisme et limites planétaires

Dernière mise à jour : 4 janv.

Dans mon article de janvier 2022, je rappelais, en m’appuyant sur les écrits de René Rémond, que le libéralisme du dix-neuvième siècle comportait deux volets. Un volet politique, progressiste à l’origine, voire subversif, dans la lutte contre l’absolutisme royal, mais qui se révélait rapidement réactionnaire lorsque le mouvement libéral résistait aux aspirations démocratiques et sociales des peuples. Un volet économique et social, avec comme credo central l’idée que l’état devait se maintenir dans un rôle minimal ; il devait laisser faire le marché qui, grâce à sa «main invisible», était le plus efficient pour conduire à la prospérité générale ; il devait également se garder d’intervenir dans le social.


Cette idéologie économique et sociale libérale a largement dominé le monde industrialisé au moins jusqu'à la crise de 1929, qui a montré combien l’efficacité du seul marché était surfaite. Le balancier s’est alors sérieusement déplacé. Dès les années trente, des états ont expérimenté un volontarisme inédit, comme aux USA avec le New Deal de Roosevelt ou en France avec le Front Populaire. Puis, après guerre, de nombreux pays occidentaux se sont tournés vers des politiques keynésiennes. Selon l’économiste britannique John Maynard Keynes, l’état avait un rôle irremplaçable dans l’économie, qu’il devait réguler, orienter, soutenir, ainsi que dans le social, où il devait s’engager pour la réduction des inégalités. Ce changement radical de paradigme devait sûrement beaucoup au traumatisme de la guerre et des idéologies totalitaires, qui a réveillé les aspirations à la solidarité et à la justice sociale, comme en témoigne en France l’élaboration du programme du Conseil National de la Résistance. De plus, la concurrence idéologique du communisme en pleine gloire inquiétait : face au «paradis» soviétique, le capitalisme ne pouvait se montrer un enfer social. Pendant les décennies d’après-guerre, les dirigeants de droite comme de gauche ont mené des politiques économiques et sociales qui seraient aujourd'hui qualifiées de sociales-démocrates, mettant en place un état-social, appelé aussi, par dérision ou par admiration, état-providence. Cette nouvelle orientation n’a pas trop mal réussi : la période keynésienne a été qualifiée de Trente Glorieuses. Même s’il s’agit là d’un terme donné après coup, à prendre avec précaution car tout n’était pas si simple, il est incontestable que cette politique a largement facilité la vie des populations. Les augmentations d’impôts ont permis la mise en place de services publics inconnus jusqu’alors, ainsi qu’une redistribution de la richesse et une accélération de la baisse des inégalités commencée avec la Grande Guerre. Et cela, sans que cette politique fiscale redistributive ne bride en rien la croissance économique, qui sur la période a connu des taux de l’ordre de 5 à 7%.


En 1973, la crise pétrolière marque le début d’une période de doutes. La croissance semble s’essouffler, la glorieuse mécanique économique s’enraye. La «stagflation» s‘installe, un cocktail inédit de stagnation, de chômage et d’inflation, en contradiction avec toutes les théories économiques. Les responsables politiques qui n’y comprennent plus rien désignent le quadruplement du prix du pétrole comme premier responsable de cette «crise», sans imaginer que la croissance économique triomphante approche peut-être de ses limites dans les pays où elle a apporté son lot de prospérité. Dans ce désarroi, une idée s’impose assez rapidement : le keynésianisme a fait son temps, et n‘est plus adapté à la situation nouvelle. Cette conviction n’est pas née toute seule : dès la fin des années 30, en réaction au New Deal, puis surtout après-guerre, une école de pensée préparait dans l’ombre la riposte au keynésianisme, qu’elle considère comme un «socialisme rampant». Cette contre-révolution intellectuelle est celle du néolibéralisme, organisée autour d’économistes comme Walter Lippmann, Friedrich Hayek, Milton Friedman. Elle pose des jalons, souvent discrètement car le vent dominant ne souffle pas encore dans son sens, mais parfois de manière plus marquée, comme dans la rédaction du Traité de Rome qui donne à la construction européenne son orientation libérale.


L’idéologie néolibérale s’éloigne en réalité des présupposés économiques et sociaux du libéralisme d’origine : il s’agit de mettre en place non pas un état minimal, mais plutôt un état favorable au marché, garant du libre fonctionnement des acteurs économiques. Elle oublie aussi les aspirations progressistes des débuts du libéralisme : on peut très bien être néolibéral en économie et illibéral, voir dictatorial, en politique. C’est d’ailleurs le général Pinochet, de sinistre mémoire, qui a fait du Chili le laboratoire du néolibéralisme après son coup d’état de 1973. Le libéralisme joue ainsi avec le mot liberté : la liberté qu’il prône, c'est avant tout la liberté des puissances d’argent.


La victoire de Pinochet au Chili pouvait passer pour anecdotique. Les choses sérieuses commencent en 1979 avec l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher, qui éreinte les syndicats, brise les grèves, entreprend la démolition de services publics britanniques. Ronald Reagan lui emboite le pas aux États-Unis. Le monde se convertit alors à ce qui devient rapidement une «pensée unique» qui bouleverse la vie économique et sociale mondiale. Nous ne pouvons évoquer ici que quelques aspects de ce grand chambardement.


Baisse de la fiscalité. Aux États-Unis, le taux supérieur de l’impôt sur le revenu, celui qui touche les contribuables les plus riches, a oscillé, entre 1936 et 1980, entre 70% et 94%. Reagan s’attaque à la progressivité de l’impôt qui avait permis une réduction notable des inégalités. Il favorise les riches en abaissant jusqu'à 28% le taux supérieur. Les inégalités commencent immédiatement à remonter, et un signal est donné : les fortunes les plus extravagantes sont désormais légitimes. Ce mouvement de baisse du taux supérieur se généralise rapidement dans le monde développé soumis à la mondialisation. L’accroissement des inégalités se réalise à la fois par le haut, multiplication du nombre de millionnaires et de milliardaires, et par le bas, avec la montée du chômage et de la précarité, mais aussi avec l’apparition du phénomène des travailleurs pauvres et le déclassement de toute une frange de population. Conjointement à la baisse de la progressivité de l’impôt sur le revenu et de l’impôt sur les successions, la baisse du taux d’imposition sur les bénéfices des entreprises, pour le plus grand plaisir des actionnaires, devient un sport mondial. Dans l’UE, une concurrence fiscale délétère mine la solidarité entre les états et conduit à l’émergence de quasi paradis fiscaux, Irlande, Luxembourg, Pays-Bas…, dont les multinationales profitent à plein.


Explosion de la dette publique et dégradation des services publics. Soumis à une concurrence fiscale effrénée, les états doivent compenser le manque de recettes par la dette : ce que les riches particuliers et les grosses entreprises ne paient plus en impôts, désormais, les états doivent désormais l’emprunter… En effet, quoi que prétende l’idéologie néolibérale, les besoins financiers des états sont difficiles à contenir, et ont plutôt tendance à augmenter, selon un mouvement historique tenace. La concurrence fiscale exacerbée conduit ainsi les états aux impasses financières, qui se traduit en dette et en abandon des services publics. En France, on ne connait que trop le délabrement qui gagne les services de santé et d’éducation, la police et la justice, les transports publics, la souveraineté énergétique… Et cela peut être pire ailleurs, notamment au Royaume-Uni, dévasté par quarante ans de thatchérisme.


Virage à droite et recul de la démocratie. Il est bien difficile de démêler les différents facteurs qui ont contribué dans les dernières décennies à la montée de l’abstention et à l’émergence de forces politiques porteuses de haine et d’exclusion, pour lesquelles démocratie et vérité ne sont plus des évidences. Mais du fait de l’exaltation de l’esprit de concurrence et de l’extinction de perspectives d’avenir meilleur, comment ne pas voir dans le rouleau compresseur néolibéral un élément central de la détérioration de l’esprit du vivre ensemble ? A partir des années 1980, les gauches de gouvernement (socialistes, sociales-démocrates, travaillistes…), confrontées aux contrainte économiques de la concurrence internationale dans le cadre de la mondialisation néolibérale, se rallient massivement à la nouvelle doxa. Par contrainte (il faut «rassurer les marchés») ou par conversion ? C'est selon… Le virage est parfois revendiqué avec enthousiasme, comme par Tony Blair, au nom d’une nouvelle modernité. Il est plus souvent inavoué, vaguement honteux, comme au PS français : dans l’opposition, le discours reste bien à gauche (« Mon ennemi, c'est la finance ! »), mais au pouvoir, le socialisme, «contraint par le contexte international», devient «social-libéral» ce qui en clair veut dire qu’il mène une politique économique et sociale de droite. Il tente tant bien que mal de conserver un vernis de gauche en marquant sa différence sur des questions sociétales (antiracisme, immigration, défense des minorités sexuelles…). Si cela lui permet de continuer à rassembler une partie des classes moyennes intellectuelles, c’est au prix de l’abandon des classes populaires et du renoncement à la justice sociale qui faisait sa raison d’être. En tous cas, par conviction ou par contrainte, ce virage donne raison à Margaret Thatcher et à son fameux «There is no alternative». Certes, imaginer et construire ces alternatives dans le cadre de la mondialisation dérégulée, ce n’est pas simple. Mais si elle est incapable de rien proposer, qu'est-ce qui justifie encore l’existence de cette gauche ? A un moment ou à un autre, elle s’étiole, même là où elle formait un pivot politique depuis des décennies (partis sociaux-démocrates d’Europe du Nord, parti travailliste israélien, PS français…). Et cela lui fait de plus porter une lourde responsabilité dans la dégradation du climat politique : Abstention, lorsque la différence entre droite et gauche devient imperceptible (le quinquennat Hollande était-il plus à gauche que le septennat Giscard ?). Montée de l’extrême-droite, qui en jonglant effrontément avec la vérité sait inventer des boucs émissaires et promettre aux plus vulnérables la protection que la gauche a renoncé à leur apporter. Raidissement de la droite historique, qui d’un côté court après les recettes gagnantes de l’extrême-droite, et de l’autre force le trait pour se distinguer d’une «gauche» occupant désormais son espace politique.


Le drame, c’est que l’idéologie néolibérale, qui prétend incarner la modernité, est totalement déconnectée des réalités. Elle est totalement dépassée, alors que le monde ébahi découvre (un peu tard) que les ressources ne sont pas infinies, que l’abondance est derrière nous, que l’heure est à la sobriété. Sur notre planète malade et limitée, un milliardaire peut brûler en une heure de vol de son jet privé autant d’énergie que le citoyen moyen en plusieurs années ; dans le même temps, une fraction croissance de la population ne peut plus se chauffer. Quelle réponse néolibérale ce genre de scandale ? Tant qu’on s’imaginait vivre sur une planète infinie, on pouvait prétendre que les excès des uns ne nuisaient en rien aux autres. Mieux, que la richesse extravagante des uns allait finir par ruisseler sur les autres ! Cette illusion n’a plus cours. Elle nous a placés sur la trajectoire d’un suicide collectif. La sortie de cette trajectoire funeste exige notamment le partage équitable des ressources afin que la richesse indécente d’une minorité ne puisse ni dévaster la planète ni s’approprier le nécessaire du plus grand nombre. La phrase de Thatcher est terrifiante : s'il n’y a pas d'alternative au néolibéralisme, le monde est vraiment mal parti !


Dans les années 1970, avant la déferlante néolibérale, des mouvements syndicaux ou politiques demandaient pour des raisons sociales une limitation de l’écart des revenus. Aujourd'hui, des voix se font à nouveau entendre dans ce sens, avec une motivation supplémentaire, celle des contraintes planétaires. Quel serait le maximum acceptable dans l’écart des revenus ? Un à quatre ? Un à douze ? Peu importe au fond, mais il faut oser dire que sur une terre limitée, certains excès sont meurtriers. Loin des vieilles recettes épuisées, l’avenir est à réinventer. We want alternatives ! Il nous faut autre chose !


Remarques :

  • Alors que je rédigeais ce texte, j’ai découvert un interview de François Ruffin, qui résonne en harmonie ; je le publie ici.

  • Pour illustrer ces propos sur l’explosion des inégalités, j’ajoute ci-dessous un article de Ouest-France (édition en ligne) consacré à la petite fortune de notre Bernard Arnault national. Je terminerai par quelques lignes de conclusion.

Bernard Arnault, l’homme qui vaut plus de 165 milliards de dollars : que représente sa fortune ?

Clémentine Maligorne - jeudi 8 décembre 2022


Près de 186 milliards de dollars, soit plus de 176 milliards d’euros. C’est ce que pèse la fortune de Bernard Arnault, PDG du groupe de luxe LVMH, selon le classement américain Forbes des plus grosses fortunes du monde. Mercredi, l’homme d’affaires français de 73 ans, à la tête d’un empire de quelque 70 marques de mode et de cosmétiques, dont Louis Vuitton et Sephora, a d’ailleurs figuré un moment au sommet de ce classement, réalisé en temps réel et disponible en ligne. Le patron français a ainsi détrôné brièvement l’Américain Elon Musk, patron de Tesla, SpaceX et Twitter. Selon un autre classement de référence, celui de l’agence financière Bloomberg (qui place aussi Elon Musk en tête des plus riches de la planète), la fortune du patron français du numéro un mondial du luxe s’élève à 166 milliards de dollars (plus de 157 milliards d’euros). Un montant astronomique. Pour le ramener sur Terre, voici quelques comparaisons.

Des millions d’années de salaire : Avec un salaire moyen, en France, de 40 000€ par an, il faudrait travailler plus de 4 millions d’années pour égaler la fortune du patron de LVMH. Si on se réfère au niveau de vie médian de la population française (la moitié de la population gagne moins et l’autre moitié gagne plus), qui s’élevait à environ 22 000€ par an en 2019 selon l’Insee, c’est pire. Il faudrait travailler au moins durant 7 millions d’années…

L’équivalent du PIB de l’Algérie : La fortune de Bernard Arnault équivaut environ au PIB (produit intérieur brut) de l’Algérie, qui s’élevait à 168 milliards de dollars, selon les données de 2021 de la Banque mondiale. Ou encore à celui de la Hongrie (182 milliards de dollars en 2021) ou du Qatar (179 milliards). C’est aussi environ la moitié du PIB de la Chine sans Hong Kong (368 milliards), et presque la moitié du PIB du Danemark (397 milliards).

Des voitures par millions : Avec sa fortune, Bernard Arnault pourrait s’offrir au moins 7 millions de voitures neuves, en partant du principe qu’il achète des voitures au prix de 25 000€ l’unité : une somme qui équivaut au budget moyen des Français pour un véhicule neuf, selon la dernière enquête de l’Automobile Club Association. Pour un véhicule d’occasion d’un montant de 15 000 €, le patron de LVMH pourrait s’en offrir plus de 12 millions.

Des maisons par centaines de milliers : Bernard Arnault a de quoi loger ses enfants, petits-enfants et leurs enfants sur de nombreuses générations. Sa fortune équivaut à plus de 560 000 maisons à 290 000€ l’unité – c’était le montant moyen d’une maison acquise au premier semestre 2022 en France, selon les agences immobilières Century 21.

Des avions par centaines : La fortune du patron du groupe de luxe équivaut aussi à environ 500 Airbus A350 neufs, qui coûtent 330 millions d’euros l’unité, selon le site spécialisé Aero Affaires. Ou encore plus de 1 000 Boeing 737 Max, autre avion de ligne vendu 123 millions d’euros l’unité. Il pourrait aussi s’offrir plus de 6 000 jets d’affaires neuf moyen-courriers comme des Cessna Citation Longitude à 25 millions d’euros l’appareil.

(Fin de l’article de Ouest-France).


Je termine par un autre élément de comparaison. Supposons un impôt sur le capital atteignant 90% pour les plus hautes fortunes. Il laisserait à B.A. environ 17 milliards d’euros, de quoi voir venir quelque temps… Ce ne serait donc pas vraiment « confiscatoire », mais rapporterait une fois et demain le déficit français 2022. Bien sûr, un tel impôt ne pourrait être qu’un « fusil à un coup ». Sur la durée, supposons alors un retour à ce qui a été pratiqué aux États-Unis pendant trente ans, à savoir une tranche de l’impôt sur le revenu de l’ordre de 90% pour les très hauts revenus. Les problèmes de dettes publiques et de services publics déliquescents ne seraient-ils pas moins aigus, sans que soit trop gâchée la qualité de vie de B. Arnault et de amis ? Je délire…



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